Les émeutes de 1968 et 1969

Le lundi de la matraque

Le lundi de la matraque

La Saint-Jean de 1968 fut sans doute l’une des plus marquantes de l’histoire du Québec, qualifiée par plusieurs de « lundi de la matraque », en référence aux violentes émeutes – de même qu’à la non moins violente répression policière – y ayant pris place. Comme chacun le sait, l’atmosphère de 1968 est survoltée, marquée par de nombreuses grèves et émeutes un peu partout en Occident. Au Québec, le contexte de la fête nationale est polarisé par la présence de Pierre-Elliott Trudeau sur l’estrade d’honneur située sur la rue Sherbrooke devant le parc Lafontaine, lui qui a été invité en sa qualité de Premier ministre, au grand damne des regroupements indépendantistes, le RIN de Pierre Bourgault au premier chef. Mentionnons au passage qu’il n’est pas peu symptomatique que l’emblème du RIN, un bélier stylisé, symbole de force et de détermination, ait justement été adopté comme une subversion du mouton national, jugé faiblard et infantilisant.

De son côté, Trudeau, qui cherche alors à se faire élire Premier ministre pour la première fois lors des élections fédérales ayant lieu le lendemain, suscite alors de vives critiques dans les rangs nationalistes, ses positions en regard de la nation canadienne-française développées dans un essai paru l’année précédente suscitant de virulentes critiques (Cf. Trudeau, 1967). Le ton est alors à la confrontation ouverte, Pierre Bourgault le prévenant même que sa présence provoquerait une émeute, ce qui ne refroidit en rien le père de la loi sur les mesures de guerre.

Évidemment, l’épisode est fort connu et documenté, le défilé devint rapidement le lieu de contestations de plus en plus virulentes de la foule, jusqu’à ce que la confrontation ne devienne ouverte avec les policiers, qui firent preuve, ce soir-là (sic), d’un manque de tactique et de retenue qui mena par la suite à une réflexion sur ce type d’action et à la création d’une escouade anti-émeute. Plus intéressante, dans notre perspective, fut cependant la couverture médiatique des événements.

En effet, Radio-Canada diffusait alors en direct les images du défile passant devant l’estrade d’honneur, ayant donné à ses commentateurs des directives selon lesquelles ils devaient se borner à ne décrire que les événements passant à la caméra. Or, l’émeute débuta au parc Lafontaine et prit en ampleur sans qu’aucune mention n’en soit faite par la couverture télévisée, alors que les journalistes radio décrivaient quant à eux l’émeute en direct, étant souvent pris en plein milieu de « l’action ». Il fallut ainsi attendre que les manifestants n’attaquent directement l’estrade d’honneur et Trudeau lui-même pour que ces événements ne soient connus des téléspectateurs qui, autrement, ne soupçonnaient rien des événements réels de la fête.

Dans un geste historique, Trudeau refusa de quitter l’estrade attaquée par des projectiles, d’aucun affirmant que cette bravade lui acquit l’élection du lendemain, le Premier ministre se présentant au Canada anglais comme le frondeur des nationalistes radicaux du Québec. Plus encore, la couverture médiatique de cette élection allait, elle aussi, être marquée par les événements de la veille.

En effet, lors de son reportage présenté aux nouvelles du soir de Radio-Canada, le journaliste Jean-Claude Devirieux dénonça de façon virulente la brutalité policière ayant marqué les émeutes. En représailles à cette prise de position, la direction du diffuseur public décida de suspendre le journaliste, ce qui entraîna une grève de l’ensemble de la section francophone, solidaire de Devirieux. Le résultat fut que l’élection du lendemain, qui reporta Trudeau aux commandes du pays, ne fut diffusée qu’au réseau anglais de Radio-Canada… (voir l’entrevue réalisée avec Claude Jean Devirieux)

Sans contredit, la Saint-Jean de 1968 marqua profondément l’histoire de la fête nationale, voire la mémoire collective des Québécois. Le défilé devint ainsi un lieu de manifestation politique qui tourna en un des épisodes de violence politique les plus marquants de l’histoire récente du Québec et fort représentatif de la polarisation du contexte politique d’alors. Plus encore, l’espace médiatique fut lui aussi un lieu de tension, alors qu’un discours critique trop affirmé au goût des autorités publiques fut l’objet de représailles, puis d’un conflit entre les journalistes et la direction de Radio-Canada. Comme nous le verrons maintenant, les ondes de la société d’État n’en étaient pas à leur dernier épisode de subversion.

1969: la mise à mort de saint Jean-Baptiste

Les célébrations de 1969 sont évidemment marquées par une certaine appréhension en regard des violences de l’année précédente. Cette fois, le Premier ministre n’est pas invité au défilé de Montréal, mais il l’est par contre à Sherbrooke, où il compte bien se rendre. Sa présence suscite cependant plusieurs critiques lui reprochant d’avoir fortement contribué aux émeutes de l’année d’avant par son entêtement, ce qui ne le fait évidemment pas reculer. Alors que certains esprits s’échauffent, une bombe explose le 17 juin au bureau des organisateurs sherbrookois, ce qui mit un terme définitif à la polémique, les célébrations étant alors annulées dans cette ville.

À Montréal, on n’entend pas parler d’émeutes, mais un regroupement obscur, le Front de libération populaire, promet néanmoins une action visant à attaquer les symboles de la fête, qu’on juge trop traditionnels, voire désuets et dépréciatifs pour la nation québécoise. De fait, ces critiques ne sont pas neuves et avaient d’ailleurs entraîné la disparition de la figure de saint Jean-Baptiste incarnée par un petit garçon frisé accompagné d’un mouton, remplacé par une statue à l’effigie du saint, mature et monumentale, et ce depuis 1964.

Le défilé débute donc sans accrocs, alors que les cinéastes Pierre Perrault et Bernard Gosselin en assurent la description sur les ondes de Radio-Canada. Or, la description vire sans tarder au barrage de critiques envers les symboles jugés traditionnels et passéistes véhiculés lors du défilé, les cinéastes développant même le projet d’un Ministère de la Vantardise et d’un Haut Commissariat au Chialage… Après une demi-heure de commentaires acerbes (et souvent fort drôles), la direction de Radio-Canada décide cependant de retirer le micro à Perrault et Gosselin, alors qu’on entend Perrault affirmer au loin qu’il « n’a pas été engagé pour décrire les jupettes des majorettes » et que, comme c’est ce qu’on lui demande, qu’il s’en va… (vous pouvez consulter cet extrait du défilé sur le site des archives de Radio-Canada)

Plus stupéfiante encore fut l’intervention du FLP qui décida, lorsque le défilé arriva devant le Ritz-Carlton, d’attaquer la statue de saint Jean-Baptiste. Par une étrange ironie de l’histoire (rappelons que Jean le Baptiste mourut décapité), la statue perdit la tête en tombant, les manifestants s’emparant alors de celle-ci, qu’on ne retrouva jamais et dont on dit que des morceaux circulèrent dans toute la ville durant les semaines suivantes…

Ces subversions successives de l’espace médiatique puis du symbole même du saint, allaient d’ailleurs mener à la disparition de la tradition du défilé, qui n’allait réapparaître que timidement durant les années 1980, n’étant véritablement réinstaurée qu’en 1990, à la faveur du 30e anniversaire de la Révolution tranquille.

Ces deux exemples montrent bien comment la fête peut être propice à une appropriation subversive de l’espace public. Alors que la Saint-Jean instaure un «espace» (légitime) de la fête, la proximité de celui-ci permet l’intrusion d’une foule qui conteste parfois ouvertement le discours officiel, quand ce n’est pas la légitimité des acteurs eux-mêmes. De même, la représentation médiatique de la fête, qui se borne souvent aux manifestations admises et acceptables, peut également être détournée pour peu que des intervenants au départ perçus comme légitimes se donnent pour mission de transgresser les codes de non-ingérence (critique) instaurés par le discours médiatique (consensuel).

Bibliographie sélective

Le lundi de la matraque, Parti Pris, 1968.

Pierre Godin, La poudrière linguistique (la Révolution tranquille : 1967-1970), Montréal, Boréal, 1990.

Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Sillery, Septentrion, 1992.

Marc Laurendeau, Les Québécois violents : un ouvrage sur les causes et la rentabilité de la violence d’inspiration politique au Québec, Montréal, Boréal Express, 1974.

René Lévesque, Option Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 1968.

Kenneth McRobert, Un pays à refaire: l’échec des politiques constitutionnelles canadiennes, traduit de l’anglais par Christiane Teasdale, Montréal, Boréal, 1998 (1997).

Sean Mills, The Empire Within. Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010.

Pierre Elliott Trudeau, Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, HMH, 1967.

Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Éditions Typo, 1994 (1ère éd. 1968).

Et quelques documentaires

Voir le discours de Robert Bourassa à l’Assemblée nationale suite à l’échec de Meech, disponible sur le site des archives de Radio-Canada.

Jacques Godbout, Le Mouton Noir, Montréal, ONF, 1992.

Luc Cyr, Les Feux de la Saint-Jean, 2005.

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